JOURNAL D'ARMEL VEILHAN AU TRITON
11/04/2016. Les miroirs de Barbara et d'Angelina Wismes
La jeunesse parle sa propre langue. Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. La sienne. Un jour, un lendemain, elle redonne vie à une parole ancienne. Parce qu'elle la trouve essentielle. Le temps d'une chanson, elle lui redonne vie dans le ciel.
La jeunesse se dit au féminin. Quand elle s'appelle Angelina Wismes. Quand elle se fait passeuse. Quand elle se fait amoureuse. Quand elle bouleverse le soir d'un battement de ses ailes.
Hier, c'est déjà avant hier. J'avais vingt-ans. Et c'est sans doute ainsi. A cet âge là. Comme pour beaucoup, c'est là que j'ai commencé d'aimer les chansons de Barbara. Immédiatement. Sans délai. Sans attendre. Sans même peut-être le savoir encore entièrement. Je ne trouvai pas la force d'acheter le billet d'un concert. Le billet d'un concert ce n'était pas comme un livre. A cette époque je ne lisais que des livres. Ou le théâtre. Oui. J'allais au théâtre. Je me contentais de regarder les affiches de ses concerts. De les approcher pour mieux les lire. Barbara. Je rentrai chez moi avec l'image de l'affiche dans ma tête. J'ouvrais le dictionnaire pour chercher l'origine de son nom. L'étrangère, au féminin. J'avais trouvé cela. Cette définition là. Elle me plaisait. Je n'en voulais pas d'autres.
Même protégé par la scène, les lumières. Non. Je n'aurais pas voulu entrer dans la salle. Je n'aurai pas pu. Je me serais brûlé, pensai-je. Entendre ses chansons me suffisait.
Je préférerai la côtoyer dans mon jardin. Dans mon imaginaire. Comme on choisit de contempler une fleur au-milieu de tant d'autres. Cela m'a pris des années. Oui. J'ai mis des années à écouter le mouvement des mélodies, à comprendre ses paroles. Ses textes me parvenaient dans un brouillard de sensations, de réflexions. Pour atteindre mon existence, mieux creuser en moi ses chemins secrets, ses métaphores me frôlaient, passant au loin de de ma conscience.
De sa terrible vérité. Parfois aussi je me cachai d'elle. Tentant d'oublier ses chansons, je me demandai alors comment un être pouvait-être parvenu à cette altitude. Comment créer une telle beauté. Un stylo. Un piano et soi-même. La voix en prolongement. La poésie, la musique c'était pour moi la même chose. Je le pense toujours. Barbara me bouleversait. Me retournait chaque fois. Toujours. Je me relevai lentement. Inondé de sa vie. Immergé de sa voix. Noyé dans ses amours perdus. Éraflé de ses mots, de ses envolées. De son enfance sans enfance. Rue de la grange aux loups. Avec son public, des milliers, je l'entendais murmurer dans ma solitude. Pour ma solitude. Elle devenait toutes les solitudes. Elle devenait ma solitude tout entière quand son chagrin rejoignait pas à pas le mien. Sa joie aussi. Plus tard surtout, des années passées, après le mal de vivre, j'ai entendu sa joie. Pouvant la faire mienne. Pouvant partir avec elle. Qui donc pourrait chanter tout cela ?
Une nuit, avec un ami, Angelina Wismes s'est jetée dans le canal Saint-Martin. Un pari du petit matin. Elle chante à son image. Plongeant dans l'océan des mots de Barbara pour les ramener à la surface de notre présent. Elle nous emporte dans sa vague. Dans la vibration sensible de sa peur. De son trac. Un vertige qui la laisse étonnée de n'avoir rien oublié. De s'être bien souvenue de tout. Angelina se laisse traverser. Totalement. Se laisse mourir à elle-même. Elle se penche au bord du précipice, celui qui se trouve encore derrière les mots, et elle chante, en équilibre sur la falaise. Avant d'entrer sur scène, elle a tout prévu. Tout mis en place. Et tout passe en elle. Par elle malgré tout. Au-delà de tout. S'en va au-delà d'elle. A son insu. Imprévu.
Angelina chante comme la mer. Vague après vague, elle nous emmène, nous reflète peu à peu dans les miroirs de Barbara.