"Sortir de l'apparat traditionnel de la musique classique", un défi à relever un an avant l'ouverture de la Philharmonie

"Sortir de l'apparat traditionnel de la musique classique", un défi à relever un an avant l'ouverture de la Philharmonie
05/03/2014

Rencontre avec Nima Sarkechik, jeune pianiste souhaitant reconsidérer la place réelle de la musique classique dans l’univers musical d’aujourd’hui

 

Jimmy Vivante : Nima, dans un peu moins d’un an la Philharmonie de Paris sera inaugurée. Comment le jeune pianiste classique que tu es appréhende l’ouverture de cette salle, la plus grande du pays dédiée à la musique symphonique ?

 

Nima Sarkechik : De toute façon c’est exaltant ! Dynamiser une zone de Paris comme celle-ci, c’est intéressant parce qu’à côté, il y a déjà la Cité de la musique, le Conservatoire supérieur où j’ai passé beaucoup de temps. Maintenant, je pense que le calcul est risqué dans la mesure où ça reste relativement excentré, même si ça sera dans le Grand Paris. Ce qui est intéressant c’est de savoir de quelle manière cette salle va s’y prendre pour aller vers le public profane, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas les habitués des salles de concerts classiques, qui, il faut bien le dire jouissent d’un sectarisme social très fort. A mon sens, ce n’est pas en créant un truc aussi énorme et prestigieux que la Philharmonie qu’on y arrivera parce que justement ce sont ces deux paramètres, l’énorme et le prestigieux qui n’ont eu de cesse d’entretenir jusqu’alors ce sectarisme dont le monde musical a envie de sortir.

 

JV : Justement, il est inscrit dans le projet de la Philharmonie l’ouverture à d’autres musiques et surtout à d’autres publics. Penses-tu comme son Président Laurent Bayle que la Philharmonie sera « un outil de démocratisation et de réconciliation entre les genres […] savant et populaire »[1] ?

 

NS : Honnêtement, je demande à voir. Laurent Bayle est quelqu’un de très intelligent qui a réussi à apporter la « musique nouvelle » dans des lieux qui n’avaient pas l’occasion de s’y prêter. Je pense que le problème n’est pas tant d’amener le public à ce genre de salle et de programmation, que d’amener la programmation au public. Aujourd’hui, on a trop envie d’attirer le public vers la musique classique, de lui faire profiter de son prestige, de ses dorures et je crois que c’est bien là l’erreur. Moi j’imagine un monde tout à fait contraire à ça dans lequel on mélange les genres et les univers musicaux. Le jour où on fera une Rave party avec du Chopin, on aura franchi un cap (rires). C’est peut-être complètement utopique mais c’est ça l’idée que je m’en fais : apporter de la nouveauté, quelque chose de différent dans un lieu tout en respectant son atmosphère, qui de toute manière est propre au secteur artistique auquel il appartient. C’est exactement ça qui m’a poussé à venir œuvrer au Triton, l’envie de sortir de l’apparat traditionnel de la musique classique qui a tendance à en faire fuir plus d’un. Ce n’est pas du tout comme à la salle Pleyel, où déjà lorsqu’on arrive au métro, on a le sentiment de devoir respecter un code vestimentaire. Ce que je crains, c’est que tout ce qui entoure actuellement la musique classique en France soit perpétué avec cette Philharmonie. Je suis curieux de voir comment ce genre d’institutions pourra œuvrer dans le sens inverse, c’est-à-dire prendre leur programmation et de les faire jouer pour des clopinettes dans des lieux complètement insolites, underground et d’aller vraiment vers le public ! A Londres par exemple, tout ceci semble très différent. Il y a une démocratisation beaucoup plus effective de la musique classique et de toutes les musiques d’ailleurs. Il y a dans les gares plusieurs pianos côte à côte en libre-service et plein de monde vient y jouer. Les gars sont dans leur monde, chacun dans son univers et les gens tout autour semblent trouver ça normal à l’inverse de la France où il y a un piano par gare et chaque fois que quelqu’un s’y met, c’est tellement exceptionnel qu’il y a un attroupement qui se crée aussitôt autour de lui. Le phénomène est riche de sens, on se doit l’honnêteté d’en prendre conscience, réellement. Il s’agit d’une prise de position citoyenne, une attitude de société globale. C’est au fond un problème culturel, propre à chaque région du monde. Aujourd’hui la musique classique est considérée comme totalement inaccessible par le monde profane, et c’est ce rapport là qu’il faut faire évoluer : il faut faire prendre conscience aux gens que cette musique est faite pour tout le monde !

 

JV : Toi, tu oses faire évoluer la musique classique quand, à côté de tes concerts dans les salles les plus prestigieuses au monde (salle Gaveau à Paris, Kennedy Center à Washington), tu joues dans des lieux plus conviviaux, souvent pas spécialisés dans la musique classique, comme le Triton par exemple. Concrètement, qu’est-ce que ça fait pour un concertiste de renom que de jouer dans un club ?

 

NS : Personnellement, je ressens une intimité toute autre et les petits lieux ont cela de particulier que le temps d’un concert, on est tous connectés, avec chacune des personnes présentes. On partage des regards, on s’adresse avec le piano au public. Cette intimité me touche sincèrement, elle transcende le discours musical et me fait me sentir mieux. Je donne de moi et j’arrive pendant le concert à sentir les effluves énergétiques des spectateurs. Après il y a quelque chose que j’adore particulièrement dans la salle historique du Triton, c’est la présence de tables avec le bar derrière, le fait qu’à l’entracte tout le monde puisse boire sa bière et même, de les voir siroter leur jus pendant le concert, c’est réjouissant. Ça c’est quelque chose d’impensable dans une salle de concerts classiques. Je pense qu’il faut urgemment reconsidérer la place qui est donnée à l’individu dans le public, c’est-à-dire que l’individu fait partie du concert. S’il tousse, qu’il fait du bruit, ce bruit-là fait partie du concert. Le public pour moi ne doit pas être passif, il est acteur du concert, autant que l’est le musicien ! A ce moment-là, on devient tous une entité ; moi je suis en connexion avec le public, le public à l’intérieur de lui-même est en interconnexion quasi « neuronale », et tout ça, ça crée une énergie générale qui transcende le débat, à tous points de vue. Le plus beau souvenir que j’ai de ma tournée en Argentine, c’est un concert que j’ai donné dans la petite maison du compositeur Manuel de Falla, dans la province de Cordoba. C’était un lieu magique, un petit village où avait grandi le Che. Tout le village a débarqué, c’était bondé, archi bondé, même debout on n’avait pas de place … 30 personnes (rires) ! J’ai joué sur un piano droit, le piano de Manuel de Falla, dans son salon, au milieu des arbres. On a ouvert les fenêtres exprès pour pouvoir entendre les oiseaux chanter. Du coup, la musique n’était pas un moment où tout le monde devait fermer sa gueule et les oiseaux aussi. C’était juste une musique qui s’inscrit dans la nature, dans le réel et c’est ça la musique, un point de concordance des émotions et des esprits qui ont œuvré pour parler du réel. Dans ces moments, personne ne peut se sentir étranger à la musique parce qu’elle nous invite tous à l’écouter, à y participer, à la partager. C’est ce qu’il faut amener dans le monde classique, de l’alternatif, pour se relier au monde, sous toutes ses coutures, en perpétuel changement.

 

JV : On sent bien que tu es habité par l’envie d’ouvrir et de partager la musique classique. Tu prévois d’ailleurs de t’attaquer à un très gros morceau en enregistrant l’intégrale de l’œuvre de Johannes Brahms pour piano solo en concert, que tu coproduiras avec le Triton. Tu seras le premier musicien, 60 ans après Julius Katchen, à réaliser ce travail, qui sera forcément un événement dans le milieu du classique. Qu’est-ce qui justifie ton choix de coopérer avec un lieu comme le Triton pour un tel projet ?

 

NS : Il y a plusieurs raisons. D’abord, il y a bien sûr une attache affective. Ensuite, il y a l’esprit d’entreprise du Triton que je ressens particulièrement, cette envie de s’ouvrir à tout type d’expressions musicales. Je suis sensible à ces nombreuses énergies qui sont mises en branle, pour servir cette utopie de « l’art général », où tous les arts de mélangent. A la base, j’avais proposé à Jean Pierre Vivante, le Directeur du Triton, de faire juste un enregistrement de Brahms et c’est lui qui m’a dit « allez, on enregistre l’intégrale ». Le projet de jouer tout Brahms m’est venu en 2007 lorsque Pierre Korzilius m’avait convié à jouer dans le « Cycle Brahms / Fauré » à l’auditorium du Musée d’Orsay. A la sortie du concert, il m’a dit : « il faut que tu joues l’intégrale comme Julius Katchen ». L’idée a fait son chemin, elle a mûri et lorsque j’en ai parlé au Triton, j’ai eu un retour tellement enthousiaste que je me suis dit, c’est avec eux que je dois le faire ! C’est un projet qui correspond exactement à ce que je suis moi, à ce qu’est aussi notre relation avec le Triton, quelque chose qui dépasse les genres. Je me souviens d’ailleurs qu’ici, j’ai chaque fois été amené à dépasser mon univers musical ; j’ai œuvré avec un grapheur, un danseur, un photographe. C’est ça que j’aime au Triton, le lieu et son public bien entendu mais il y a aussi l’impression que tout est toujours possible ! J’ai en face de moi non pas seulement un coproducteur mais aussi un compagnon de route, un coéquipier et le projet devient alors un projet commun. Malgré la crise du disque, on prévoit d’enregistrer cette intégrale et c’est ça qui est génial avec le Triton, cette force de réinventer les choses, de ne pas être timoré par l’ampleur du défi. Ce projet aujourd’hui me tient très à cœur, c’est  véritablement le projet de ma vie.

 

Propos recueillis par Jimmy Vivante au Triton le mardi 4 mars

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